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François Sureau, pour la liberté et contre le délit de « consultation habituelle de sites terroristes »

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Photo Alexandre Gouzou

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Le Conseil constitutionnel, par une décision du 10 février, a censuré le délit de consultation habituelle de sites terroristes, notamment parce qu’il n’est pas prouvé « que l’auteur de la consultation habituelle des services de communication au public en ligne concernés ait la volonté de commettre des actes terroristes ni même la preuve que cette consultation s’accompagne d’une manifestation de l’adhésion à l’idéologie exprimée sur ces services. » L’article 421-2-5-2 portait ainsi « une atteinte à l’exercice de la liberté de communication qui n’est pas nécessaire, adaptée et proportionnée ».

Trois jours plus tard, le sénateur Philippe Bas, président Les Républicains de la commission des lois, proposait un amendement pour rétablir le délit devant la commission mixte paritaire – sans donc l’accord du gouvernement, en violation manifeste de l’alinéa 3 de  l’article 45 de la Constitution. Le député Eric Ciotti (Les Républicains, Alpes-Maritimes) qui s’était dit « incrédule » devant la décision du Conseil, a proposé de modifier la Constitution pour y joindre cette disposition, il a même déposé une proposition de loi en ce sens.

Le délit de consultation habituelle de sites terroristes a ainsi été réintroduit par la fenêtre dans l’article 24 de la loi du 28 février relative à la sécurité publique, et donc dans le code pénal. La Cour de cassation a transmis au Conseil constitutionnel une nouvelle question prioritaire de constitutionnalité (QPC), sur la nouvelle mouture de l’article 421-2-5-2, à la demande de plusieurs intervenants, dont la Ligue des droits de l’homme et la Quadrature du Net. L’affaire a été plaidée le 4 décembre, la décision devrait être rendue le 15 décembre.

Voici la vidéo de la (longue, 41′ 22″) audience.

Me François Sureau, écrivain et avocat aux Conseils, a plaidé pour la Ligue des droits de l’homme (à la 23’23 ») ; ses trois dernières plaidoiries de 2017 sur l’arsenal terroriste ont été publiées (Tallandier), voici le texte de celle du 4 décembre. Le président Laurent Fabius, compte-tenu du nombre d’intervenants, avait demandé aux avocats d’être « concis » : double peine pour un avocat et un écrivain. Voici donc en brun, le discours écrit de François Sureau, en noir le discours effectivement prononcé. Bon exemple de ce qu’il convient à la hâte de raturer, trois minutes avant de plaider.

On trouvera en fin de post les observations écrites de la LDH qui détaillent l’argumentaire juridique.

« Et toujours, dit un écrivain contemporain à propos du renouvellement des générations dans le mouvement surréaliste, montaient en ligne de nouveaux adeptes du merveilleux. Mais il ne s’agit pas ici de collages ou de masques de Nouvelle Irlande, simplement des éléments incongrus du bric-à-brac répressif qu’un interminable concours Lépine de l’imagination administrative propose depuis dix ans à la sagacité toute relative de notre Parlement, même si l’on hésite parfois à employer ce pronom possessif. Le nouvel article 421-2-5-2 du code pénal, issu de l’article 24 de la loi du 28 février 2017 et qui est aujourd’hui soumis à votre censure, rétablit le délit de consultation habituelle de certains sites identifiés comme « terroristes ».

Or, dans sa rédaction, ce texte ne semble procéder ni du scrupule, ni de la réflexion, ni du respect de votre jurisprudence, ni des trois ensemble, et telle est la nature de la question que vous avez à trancher aujourd’hui. Vous serez guidés, j’en suis sûr, par cette formule remarquable et justement célèbre, tirée d’un considérant d’une de vos décisions de 1985, selon laquelle « la loi n’exprime la volonté générale que dans le respect de la Constitution » [alinéa 27, décision 85-197 DC du 23 aout 1985].

Un texte fraichement censuré

La disposition dont on parle trouve son origine dans un texte fraichement censuré par votre décision du 10 février 2017 et qui avait d’ailleurs déjà été voté à cause de l’obstination de certains parlementaires et contre l’avis du conseil d’Etat, mais aussi du gouvernement de l’époque. Comme on sait, perseverare diabolicum, ce même délit a été réintroduit dans notre droit quelques jours seulement après votre décision et toujours sans l’assentiment du gouvernement. Je saisis l’occasion que m’offre ce rappel pour m’élever au-dessus de ma condition en ce qui concerne la procédure suivie devant vous.

Le représentant du gouvernement va se trouver tout à l’heure dans l’obligation de défendre un texte dont ni le gouvernement ni le Parlement actuel ne veulent, et de plaider pour la déclaration d’une constitutionnalité à laquelle il ne croit probablement pas plus que moi. Vous me direz que c’est son office, mais il me semble que le débat y perd notablement en clarté, alors surtout que par l’effet de la vidéo, un large public a désormais accès à vos audiences. S’agissant de questions si graves, il me paraît regrettable que le public ne puisse pas savoir qui pense exactement quoi.

Obstination parlementaire déraisonnable

Telle qu’elle se présente, l’affaire d’aujourd’hui, si elle n’offre pas, en toute rigueur, de grief tenant, à la lettre, au mépris de l’autorité de la chose jugée par vous, n’appelle cependant pas d’autres remarques que celles qui ont été formulées ici à l’occasion de l’examen de la première disposition relative à la consultation de sites dangereux. L’idée est absolument la même, si bien qu’

Avec ce délit ressuscité, on se trouve affronté à une forme d’acharnement parlementaire qui confine à l’obstination déraisonnable, pour emprunter au champ lexical du droit de la fin de vie.

D’une part, nous dit le législateur, il y a de mauvaises lectures. D’autre part, on peut inférer du contenu même de ces lectures une probabilité suffisante de risque de passage à l’acte pour qu’il soit justifié de les punir. Si l’on suit ce raisonnement, les lecteurs de Sade, d’Aragon, de Jünger ou même du livre des Psaumes, lorsqu’il est question d’anéantir les descendances, de fracasser des têtes contre le roc ou d’arracher des dents dans la bouche, devraient avoir tôt ou tard du souci à se faire et j’y reviendrai.

Cette tendance coupable n’est absolument pas nouvelle. Elle prend le terrorisme pour prétexte, mais elle vient de plus loin. Elle vient d’abord de l’idée, qui n’est exacte ni en droit ni en fait, que le droit répressif ordinaire, avec ses concepts éprouvés, n’a été fait que pour les périodes tranquilles et s’avère inadapté dès qu’une difficulté sérieuse se présente. Elle vient ensuite de la soumission du Parlement, à l’heure du danger, aux réquisitions des corps administratifs chargés de la sécurité. Que l’on veuille, à des fins de renseignement et de prévention, et dans les formes prescrites par une tradition ancienne, surveiller ces sites et ceux qui les consultent, rien de plus normal. Mais que, dans l’incapacité de les interdire, on puisse vouloir enfermer tous ceux qui les consultent pose un problème d’une toute autre nature.

La République réinvente l’index

On trouve à ce propos au registre de vos délibérations pour 1977 un échange tout à fait intéressant. Présidé alors par Roger Frey, qu’il est tout de même difficile de peindre en disciple béat d’Henri Leclerc, votre conseil examinait la loi dont une disposition prévoyait la fouille de véhicules. Je vous lis le passage correspondant de votre registre :

« M. le président remercie M. Coste-Floret de son rapport et formule deux observations. Il rappelle que le Conseil compte dans ses membres deux anciens ministres de l’intérieur, fonction que, pour sa part, il a conservé pendant une longue durée. Ceci lui a permis, tout comme à son collègue de constater que l’administration a toujours dans ses cartons d’innombrables textes de circonstances qui, en fait, ne servent à rien et dont l’adoption serait lourde de dangers. Il n’y a pas de mois où l’on ne propose à un ministre de l’intérieur un texte limitant la liberté au motif qu’il faciliterait l’action de la police ».

Nous en sommes exactement là, mais l’enfer étant pavé de bonnes intentions, il n’est pas du tout sûr que la disposition incriminée facilite l’action de la police. Elle pourrait aussi la noyer sous la lourde tâche d’incriminer tous ceux qui consultent. Telle qu’elle se présente, la disposition dont on parle et qui reprend comme on sait la disposition précédente, repose en effet sur un double fondement. D’une part, que la consultation de certains sites, sans qu’on puisse d’ailleurs préjuger de l’intention de celui qui consulte, est mauvaise en soi. Et d’autre part, qu’elle dispose nécessairement au passage à l’acte criminel. D’un côté, la République réinvente l’index. De l’autre, elle remet au goût du jour la loi des suspects.

Un vif sentiment d’accablement

Mais si l’administration croit réellement à ce qu’elle a fait voter, alors il lui faudra tripler la capacité des prisons, et remettre en service le camp des Milles et celui de Saint-Maurice l’Ardoise. Car enfin de deux choses l’une : ou la consultation détermine le passage à l’acte terroriste et il faut boucler préventivement tous les consulteurs. Ou elle ne le détermine pas et cette disposition est inutile. L’administration semble ici s’inspirer du célèbre slogan de la Française des jeux : « tous ceux qui ont gagné avaient acheté un billet ». Tous les criminels avaient consulté, et il convient donc d’enfermer tous ceux qui consultent. A ce point d’inanité, on ne sait s’il faut rire ou pleurer, et si nous parlons d’Orwell ou plus simplement du père Ubu.

Et si l’on en vient à présent aux garanties offertes par le nouveau texte, elles sont tout aussi insuffisantes que celles que comportait celui que vous avez déjà censuré. La lecture des débats parlementaires communique d’ailleurs un vif sentiment d’accablement. Votre décision n’est jamais lue pour ce qu’elle est. Personne ne s’attache aux raisonnements qu’elle contient ni aux principes qu’elle rappelle. Personne ne se soucie d’en respecter l’esprit. Elle n’est vue, en définitive, que comme un obstacle à contourner au prix de certains ajustements sémantiques. C’est l’un des pièges en effet de la technique du droit, on le sait, que ce jeu sophistiqué du mot et de la chose. Il est poussé ici jusqu’à ses plus extrêmes conséquences, par l’effet de cet esprit plus technocratique que juridique où la jurisprudence ne constitue qu’une contrainte dont on pourrait disposer au bénéfice d’une inventivité purement technique.

Mais en outre la maladresse technique qui s’y rajoute devient évidente, et est tout aussi évidente ici que la malignité de l’intention. C’est ainsi que l’un des ajouts, celui relatif à la « manifestation d’adhésion à l’idéologie » dont mes confrères ont parlé tout à l’heure, en renvoyant nécessairement à des dispositions voisines, comme celles relatives au délit d’entreprise individuelle terroriste, prive de toute nécessité, au sens constitutionnel, l’ensemble de la disposition nouvelle. Et c’est d’autant plus vrai que personne ne sait exactement la forme que devrait prendre cette manifestation d’adhésion pour être jugée blâmable.

L’Etat n’est pas pure innocence

Le législateur n’a défini, contrairement à la règle, aucun fait révélateur ni aucun indice matériel. De quoi s’agit-il à la fin ? d’un propos de table, d’une exclamation, d’un article, d’un tweet ? nous sommes ici très exactement dans cette hypothèse de la création d’une menace pénale diffuse sur la liberté d’expression, dont la CEDH considère qu’elle « peut faire peser un sérieux poids sur la libre formation des idées ainsi que sur le débat démocratique et avoir un effet dissuasif ».

Au-delà de son apparente sophistication technique, cette théorie connue en anglais sous le nom de « chilling effect », est cruciale à un double titre. D’abord, on ne peut aborder la protection des droits fondamentaux, surtout lorsqu’on limite la liberté de penser, comme si en définitive l’Etat n’existait pas. On doit au contraire s’efforcer de mesurer l’effet, sur le climat général des libertés, de ces nouveaux moyens de contrainte dont on permet à l’Etat d’user. Car l’Etat n’est pas, on le sait bien, pure innocence, et c’est une vérité historique qu’il est porté à faire des facultés qu’on lui donne dans ce domaine un usage extensif. A preuve, par exemple, dans la période récente, la manière dont les préfets ont utilisé l’Etat d’urgence de manière massive contre des personnes qui n’étaient en rien affiliées au terrorisme islamiste.

Quant au juge, dont le législateur paraît parfois user ces temps-ci comme d’un ultime fétiche, son contrôle n’est pas par lui-même, et par magie, susceptible de réparer les atteintes aux libertés dans une mesure exactement proportionnelle à leur gravité. Mais, en l’occurrence, lorsque le juge pénal interviendra enfin pour statuer sur la culpabilité du quidam à qui l’on reproche ses vagabondages numériques, celui-ci aura déjà subi les affres de poursuites pénales d’autant plus lourdes de conséquences qu’elles sont frappées du sceau infamant de la lutte contre le terrorisme. Et enfin, des incriminations trop larges peuvent priver le contrôle du juge de toute efficacité.

Passer d’un Etat de droit à un autre

Plus généralement, la liberté suppose qu’elle existe en fait et de manière générale, sauf exceptions précisément justifiées, et qu’en dehors de ces exceptions, elle soit réputée hors d’atteinte ; et non pas (L’idée de liberté telle que nous l’entendons, interdit) que le citoyen soit renvoyé à une sorte de condition éternelle de boule de billard entre la police et les juges. Là-dessus notre époque cultive des illusions étranges, avec des recettes éprouvées : deux tiers de suppression des libertés par un article très général, un tiers d’intervention du juge, de préférence administratif, agitez, c’est prêt. Au total, il peut suffire de quelques articles comme celui que vous examinez aujourd’hui pour nous faire passer, insensiblement, d’un Etat de droit à un autre, de la condition de citoyen à celle de sujet, sinon d’esclave.

Evidemment, une lecture rapide de l’article incriminé peut faire douter le citoyen non averti. Cet article dresse, en creux, le portrait d’un fanatique amateur de supplices, qui n’irait sur ces sites que dans le but de se repaître du spectacle de décapitations qui semblent appartenir à son dogme aussi sûrement que la liberté de pensée au nôtre, et s’en irait ensuite proclamer partout son adhésion à ces horreurs. Et le citoyen de penser à part lui : s’il en est ainsi, je ne vois pour ma part aucun obstacle à ce qu’on l’enferme. Comme nous tous, je comprends ce citoyen, surtout si je pense aux victimes ; mieux encore, je suis pour une part ce citoyen.

Mais nos institutions ont pour but de nous protéger contre nous-mêmes, sans quoi je suis bien sûr que nous en serions encore, face à l’horreur des crimes, à la torture, à la peine de mort, au châtiment des familles. Et l’esprit de nos institutions est aussi de rappeler au citoyen cette évidence : que c’est une chose de se refuser soi-même à consulter de tels sites, et une, toute différente, de permettre qu’un autre se voie privé de l’exercice d’une liberté, alors surtout qu’on ne peut réputer que l’acte criminel à venir soit renfermé par avance dans cet exercice même.

Le Moscou de Staline, où la sécurité était assurée

C’est sûrement parce que le mal nous est devenu absolument insupportable que nous aimerions nous en débarrasser de manière absolue, soit en remontant très loin avant sa commission dans le but de le prévenir et c’est notre disposition d’aujourd’hui, soit en ne nous arrêtant même pas au châtiment pour nous débarrasser définitivement des coupables, comme par la rétention de sûreté. Mais alors il est inutile de nous payer de mots et de brandir la déclaration des droits : c’en est fini de la société libre, et la puissance de l’Etat est devenue sans limites, et l’idée de l’ordre social est notre seul guide. On entend parfois dire, à propos de ce type de délit, que la sécurité est la première des libertés, ce qui est contraire à l’évidence, et devrait si nous étions logiques nous conduire à recommander, comme parfaits exemples de sociétés libres, le Moscou de Staline ou le Palerme de Mussolini, deux villes où en effet la sécurité était assurée de manière totale.

Le citoyen tenté d’adhérer à ce rêve illusoire devrait se souvenir que la première des leçons du XXème siècle, c’est qu’il est préférable de se refuser à devancer l’obéissance que l’Etat est porté à demander, comme l’exprime ces jours-ci Snyder, l’un des meilleurs historiens du totalitarisme de ce temps, dans son petit livre intitulé « De la tyrannie » [Gallimard]

Ensuite, on oublie un peu facilement qu’une fois les principes écartés, une brèche s’est ouverte qu’on l’on ne refermera pas. On nous propose aujourd’hui à nouveau de condamner des personnes à raison d’un acte cognitif, parce que l’objet de cet acte nous répugne, et à juste titre. Mais demain, une autre majorité changera d’objet, le nouveau sera peut-être moins blâmable ou ne le sera pas du tout. Il sera trop tard, et il restera aux historiens de s’interroger longuement sur le moment où nous nous serons engagés sur le chemin sans retour. Peut-être est-ce aujourd’hui, maintenant, à l’heure où vous allez en délibérer.

Course à l’échalote démagogique

Pour le dire autrement, et plus simplement : tous les moyens existent déjà pour réprimer les méchants, ce que d’ailleurs tous les spécialistes savent, et il n’est nul besoin d’attenter davantage aux libertés fondamentales. La course à l’échalote démagogique doit cesser, parce que ce qui est en cause ici n’est pas, on s’en doute, la seule possibilité offerte à des écervelés criminels d’aller conforter leurs lubies en errant sur des sites lamentables, mais la possibilité offerte à tout citoyen d’une démocratie de former son jugement en lisant ce qu’il veut.

De même, s’agissant toujours des causes exonératoires, l’idée de l’intérêt « professionnel » dont parle la nouvelle version du texte, révèle une inquiétante méconnaissance de ce qu’est la liberté dans une démocratie. La liberté ne se réduit pas à la possibilité offerte au citoyen passif de boire des bocks en terrasse ou d’applaudir Cavalleria rusticana. La liberté est nécessaire à l’existence même du citoyen, qui doit pouvoir s’informer librement de tout. Et Personne, personne ne peut savoir, quand quelqu’un se livre à l’acte de s’informer, jusqu’où cette recherche personnelle de l’information le conduira.

On se souvient de Paulhan, répondant au président de la chambre correctionnelle qui jugeait de l’interdiction à la vente des infortunes de la vertu, et lui demandait si en conscience il ne pensait pas qu’une telle lecture fut dangereuse : « elle l’est sûrement, Monsieur le président, et j’ai d’ailleurs, répond Paulhan, l’exemple d’une jeune fille conduite par cette lecture aux résolutions les plus extrêmes. – vous voyez bien que vous êtes d’accord avec moi, répond le président, qu’est devenue cette jeune fille ? – Elle s’est faite carmélite, monsieur le président ». Il n’appartient ni au législateur, ni aux juges, encore moins aux préfets, encore moins à la police, de préjuger de l’effet qu’aura sur un citoyen le libre exercice de sa faculté de s’informer.

Pas de précédent à pareille extravagance

Et ici le texte crée en quelque sorte deux catégories de citoyens : « le professionnel de la profession », journaliste ou chercheur, qui peut sans risque consulter les sites ; le citoyen ordinaire d’autre part, qui s’il consulte sera réputé terroriste sauf s’il dénonce les sites en question immédiatement à la police. Le piège se referme sur la liberté de s’informer, de penser, de se faire une opinion, créant un soupçon de criminalité possible dès lors qu’on s’abstiendrait de signaler. Je ne crois pas qu’il existe, dans notre législation, de précédent à une pareille extravagance.

C’est à ce mouvement qu’il vous appartient, une nouvelle fois, d’opposer la fermeté de votre jugement sur ces principes qui nous constituent, et hors desquels nous nous trouvons privés en définitive de toute raison valable de lutter contre le terrorisme. Car ce terrorisme-là a pour caractéristique première de ne pas juger les hommes pour ce qu’ils font mais pour ce qu’ils sont, des infidèles, des occidentaux, des Français, des coupables par nature.

Et il est frappant que personne à part vous ne semble voir que les dispositions en cause nous introduisent exactement dans la même logique, qui est absolument contraire à notre tradition. Dans un article de 1981 sur la notion d’individu dangereux dans la psychiatrie légale, Michel Foucault écrit ceci, qui prend aujourd’hui une pertinence évidente :

« En mettant de plus en plus en avant non seulement le criminel comme sujet de l’acte, mais aussi l’individu dangereux comme virtualité d’actes, – c’est exactement là où nous sommes – est-ce qu’on ne donne pas à la société des droits sur l’individu à partir de ce qu’il est ? Non plus certes à partir de ce qu’il est par statut (comme c’était le cas dans les sociétés d’Ancien Régime) mais de ce qu’il est par nature, selon sa constitution, selon ses traits caractériels ou ses variables pathologiques. Une justice qui tend à s’exercer sur ce qu’on est : voilà qui est exorbitant par rapport à ce droit pénal dont les réformateurs du XVIIIe siècle avaient rêvé, et qui devait sanctionner, d’une façon absolument égalitaire, les infractions explicitement et préalablement définies par la loi ».

La phrase remarquable d’Eric Ciotti

Dans son intervention, pendant le débat parlementaire qui a précédé l’adoption de la disposition que vous examinez aujourd’hui, M. Ciotti a prononcé une phrase remarquable : « Cette décision du Conseil constitutionnel, même si nous n’avons pas à la commenter et si elle s’impose à nous, laisse incrédule et traduit la faiblesse de nos démocraties face à cette barbarie qui a décidé de nous attaquer ». Laissons de côté cette image, inquiétante tout de même, d’un Conseil constitutionnel objectivement complice de la barbarie ; et cette idée, plus inquiétante encore, d’une civilisation que seuls MM. Bas et Ciotti seraient capables de sauver par leurs inventions législatives. Cette phrase frappe d’abord par ce qu’elle révèle, une méconnaissance profonde, peut-être totale, de ce qui justifie et fonde nos institutions patiemment élaborées au travers des épreuves de l’histoire. Si elles sont menacées, c’est aujourd’hui au moins autant par les menées des criminels que par la perte de sang froid et par l’oubli des principes à l’heure du danger ; car c’est à cette heure-là, particulièrement, qu’on juge un pays, une classe politique, les juges eux-mêmes, sur leur sincérité quant aux principes dont ils se réclament à la face du monde.

Telles sont les raisons, qui n’ont pas changé, pour lesquelles la Ligue des droits de l’homme vous demande de déclarer les dispositions en cause contraires à la Constitution. Rendue en ce sens, votre décision offrira, peut-on souhaiter, une nouvelle occasion de méditation aux auteurs de l’amendement. Mais surtout elle réjouira ensemble les amis de la liberté, les amis de l’intelligence et les amis du gouvernement, ce qui n’est pas après tout dans notre histoire une conjonction si fréquente. »

Pour aller plus loin

Premières observations Ligue des droits de l’homme

Secondes observations de la Ligue des droits de l’homme


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